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Edito

De la « décharge » à l’artistique

"Un sujet de réflexion, un texte un peu long, mais pour deux mois !... Dans notre jargon, on appelle « décharge » un poids qui n’appartient pas intrinsèquement au récit mais émane de la psyché du conteur et s’infiltre à son insu dans sa parole et/ou son énergie au moment où il conte. Elle peut venir d’un souci de la semaine ou d’une souffrance ancienne. Quand elle est récente, elle habite l’humeur du conteur et influence globalement le récit. Quand elle vient de loin, elle s’est agglutinée lors de sa préparation en amont à un symbole, une situation, une émotion d’un personnage, et profite du contage pour s’évacuer.

Ce phénomène soulage le conteur (d’où son nom) mais « plombe » le récit. Le public ne comprend pas toujours clairement de quoi il s’agit mais sent une lourdeur, quelque chose de désagréable, se sent mal à l’aise, ou tout simplement « n’aime pas »… On entend parfois ce commentaire à la sortie : « il y avait beaucoup de souffrance »…

Pour se délivrer de la décharge récente, bien se centrer avant la séance suffit. J’en ai déjà parlé. L’intention aide aussi beaucoup.
Pour les plans plus profonds, il nous faut gagner en conscience. Car tant qu’on est inconscient, la décharge est, hélas, la plus virulente pour le public. Or les contes que l’on choisit sont ceux qui nous appellent, nous parlent le plus intimement. Sans qu’on y prenne garde, le récit exprime nos sentiments et troubles les plus enfouis.

Le premier signal vient avec le sentiment qu’on prend un risque à dire ce conte : quelque chose pourrait nous submerger (une émotion, une colère, une violence, une tristesse, etc.), ou bien on vit des « blancs » (pertes de mémoires, vides d’énergie, présence qui s’absente)… Ceci alerte notre attention.

Le travail sur soi permet de prendre soin de ce qui nous concerne intimement pour intégrer cela en une nouvelle conscience. La décharge disparait alors : elle n’est plus « balancée sur le public », même si nous n’avons rien résolu. C’est très encourageant : la conscience suffit pour libérer le public. Les conteurs savent tous qu’on ne parle jamais que de soi-même. Mais il y a la manière lourde et la manière légère !

Nous ayant ainsi révélé ce qu’il voulait nous dire, le conte a fini son travail pour nous. Parfois on ne veut plus le dire ou on le laisse dormir un temps. Puis, un jour, on le redécouvre et on s’ouvre à sa vaste beauté qu’auparavant notre décharge nous masquait. De cela aussi tous les conteurs témoignent.

Libérée de son filtre ancien, notre vision s’est élargie. C’est à cela que le conte nous préparait, en sa sagesse. L’inévitable décharge est dépassée. La multiplicité des sens se déploie et nous sommes prêts à dire le conte en public : plus rien ne tremble mais personne n’est mieux placé que nous, qui avons fait cette traversée. Notre parole en sera forte et digne.

Parfois, dans des moments de grâce, il arrive qu’on en vienne à lâcher tout sens. Alors les personnages évoluent, vivants, libres, mystérieux et la puissance du conte est à son comble. C’est dans ces instants, qu’à mon goût, le conteur touche l’artistique."

Catherine Zarcate