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Edito

Le Fil Ajouté

« Quand les tisserandes réussissent un tapis « kilim », c’est-à-dire quand elles ont beaucoup rêvé en le faisant et qu’elles sentent que leur rêve s’est comme inscrit dans le tapis, elles ajoutent un fil de laine plus long que les autres et font un vœu secret en le nouant. Ce fil qui dépasse du tapis, elles ne le couperont pas à la finition. C’est à ce signe distinctif que les connaisseurs reconnaissent un tapis qui porte un rêve. Les plus beaux sont à motifs d’étoiles sur fond bleu nuit - pures merveilles où le regard plonge et semble épouser la rêverie qui l’a inspirée... Pour leur mariage, elles tisseront comme jamais elles ne tisseront pour vendre, mais leurs tapis de rêves partent à la vente. L’ironie, c’est qu’un néophyte pourra dire « il y a un défaut, là ! » en pointant du doigt le fil du vœu secret.

Il m’a toujours semblé que la conteuse agit de même : ses spectacles sont des tapis de rêves et ses plus beaux ont un fil de vœu secret. C’est advenu ainsi : le conte l’a prise par la main et, au travers de ses épisodes, a guidée son voyage dans le palais de sa propre psyché. Tel Virgile guidant Dante, le conte a éclairé pour elle, d’un rayon de ses lumières symboliques, telle zone oubliée ou sombre, tel dragon de Rilke, qui est en réalité une princesse qui attend d’être secourue, comme sait le poète. C’est le travail dit "classique" qu’on connait tous.

Mais le conte va plus loin et on en parle trop peu. Tout en cheminant avec sa conteuse, au détour du récit, il lui révèle une ressource qu’elle portait sans le savoir, met en lumière une beauté cachée, donne place à une royauté qui serait restée timide. Avec douceur, patience et amour - et un goût certain pour une vie de plénitude - le conte permet à sa conteuse d’agrandir ses rêves, ouvrir ses espaces d’oser.

Bien sûr, la conteuse accepte le compagnonnage et suit le guide. Nous avons toutes et tous remarqué combien un conte peut faire du bien à sa conteuse, la « transfigurer ». Elle nous parle d’héroïne ou de lions, mais en réalité, le conte lui redonne le chemin secret… Ce murmure s’active à chaque fois qu’elle dit ce conte. Car le conte, ce grand être, sait qu’il nous faut du temps et des répétitions pour intégrer une transformation.

Cet élargissement profite au public qui le reçoit en même temps que le conte. Ainsi le bonheur qu’on crée pour soi est juste, car on le crée à la fois pour soi et pour les autres. Quand la conteuse est très heureuse de ce qui habite son conte, elle… ajoute un fil !

Et ce fil, tout comme pour la tisserande, peut sembler un défaut. Mais les connaisseurs devinent là le signe d’un rêve qui s’est élargi.

A travers toutes ses paroles, la conteuse questionne toujours l’humanité, se demande s’il y a une véritable communication entre les êtres, s’ils se parlent et s’écoutent vraiment, se comprennent réellement... Ces questions sont la laine de son tapis–conte. Elles nuancent sa parole et son regard est comme un appel.

Nous tissons nos questions et le souffle des étoiles fait frémir les franges. »

Catherine Zarcate